Extrait - Neal Cassady, Un truc très beau qui contient tout



Pour la première fois en France, les lettres de Neal Cassady ont été traduites et publiées. Le premier volume contenant les lettres écrites de 1944 à 1950, est sorti sous le titre "Neal Cassady, Un truc très beau qui contient tout" aux éditions Finitude. Cet ouvrage est tout simplement incroyable et nous dévoile le génie qu'était Neal Cassady. Pour ceux qui auraient encore des doutes quand à l'envie d'acquérir cet ouvrage, voici un extrait d'une lettre de Neal à Jack. 
à Jack Kerouac 
7 mars 1947 
Kansas City, Missouri
CHER JACK, 
Je suis dans un bar de Market Street. Je suis soûl, bon, pas complètement mais ça va pas tarder. Je suis ici pour deux raisons : j’ai 5 heures à tuer avant l’arrivée du bus pour Denver &, plus important, je suis ici (à picoler) à cause d’une femme évidemment, & quelle femme! Je te raconte dans l’ordre chronologique : 
J’étais dans un bus qui s’arrêtait à Indianapolis pour prendre des passagers – une incarnation de la Vénus de Milo, sublime, parfaitement roulée, genre intello ardente, me demande si la place à côté de moi est prise !! J’avale une lampée (je suis torché), je me rince le gosier & je bégaie: NON! (expression paradoxale en fait, comment peut-on bégayer Non!!?) Elle s’assied – je transpire – elle se met à parler, j’imagine les banalités qu’on va enfiler, alors histoire de capter son attention je reste silencieux. 
Elle (de son nom Patricia Lague) est montée dans le bus à 20 heures (faisait nuit !). J’ai rien dit jusqu’à 22h – pendant ces 2 heures j’ai pas seulement décidé de me la faire, j’ai réfléchi à COMMENT y arriver. 
Je ne peux évidemment pas te citer mot pour mot toute notre conversation mais je vais essayer de t’en récapituler l’essentiel de 22h à 2h du matin. 
Sans le moindre préliminaire à grand renfort de questions objectives (comment vous appelez-vous? où allez-vous ? etc.), je prends direct un ton complice, totalement subjectif & personnel qui, pour ainsi dire, la «transperce jusqu’à la moelle»; pour faire court (j’arrive plus à écrire) à 2h du matin elle m’avait juré un amour éternel, un engagement absolu & une gâterie immédiate. J’attendais mieux, je ne voulais pas qu’elle me suce dans le bus alors on s’est un peu amusés tous les deux, si tu vois ce que je veux dire. 
Sachant que son être suprêmement parfait m’était totalement acquis (quand je serai plus cohérent je te raconterai toute son histoire & les raisons psychologiques de son amour pour moi) je ne voyais plus aucun obstacle à ma satisfaction, bon, «Rien ne se passe jamais comme prévu / Ce sont les événements qui commandent aux hommes & non les hommes qui commandent aux événements» & Nemesis m’est apparue sous les traits de sa salope de soeur. Pat m’avait dit qu’elle allait à St. Louis pour voir sa frangine ; elle lui avait envoyé un télégramme pour qu’elle vienne la chercher à la gare routière. Du coup, pour se débarrasser de la soeur, on a jeté un oeil dans la gare quand on est arrivés à 4h du matin pour voir si elle (la soeur) était là. Si elle n’était pas là, Pat récupérerait sa valise, se changerait dans les toilettes & on chercherait une chambre d’hôtel pour une nuit (des années?) de pure extase. Pas de soeur en vue, Elle (note la majuscule) a récupéré son sac & est allée se changer aux toilettes – 
Le paragraphe suivant doit nécessairement être écrit avec la plus grande objectivité – 
Edith (sa soeur) & Patricia (mon amour) sont sorties des chiottes main dans la main (je ne peux pas décrire ce que j’ai ressenti à ce moment-là). Apparemment Edith (bah) était arrivée plus tôt à la gare & comme elle se sentait fatiguée elle était allée s’allonger sur une banquette à l’étage. C’est pour ça que Patricia & moi on ne l’avait pas vue. 
Mes efforts désespérés pour libérer Pat d’Edith ont échoué, & la colère de Pat & sa révolte parce qu’elle se sentait à la botte de sa soeur, et même son insistance à répéter qu’elle devait voir «quelqu’un » & qu’elles se retrouveraient plus tard, tout a foiré. Edith était maligne; elle avait compris ce qui se passait entre Pat & moi. 
Bon, pour faire bref : Pat & moi on est restés à la gare routière, serrés l’un contre l’autre (sous les yeux de sa soeur) on s’est jurés de ne plus jamais aimer personne d’autre & j’ai repris le bus pour Kansas City & Pat est docilement rentrée chez elle avec sa dominatrice de soeur. Hélas, hélas – 
Complètement dégoûté (imagine ce que je ressentais), je me suis assis dans le bus qui filait direction Kansas City. À Columbia, Missouri, une jeune vierge (19 ans) complètement impassible (mon cul) monte & partage ma banquette. Désespéré d’avoir perdu Pat la parfaite, je m’assois derrière le conducteur, en pleine lumière, & je décide de la draguer, je la baratine de 10h30 à 14h30. Une fois mon numéro fini, troublée, sa vie complètement bouleversée, métaphysiquement fascinée, passionnée dans toute son immaturité, elle appelle ses parents à Kansas City & me suit dans un parc (il commençait à faire sombre) & je la saute; j’ai baisé comme jamais; toutes mes émotions refoulées se sont libérées dans cette jeune vierge (& elle l’était) qui, soit dit en passant, est prof ! T’imagines, elle a fait deux ans au Missouri State Teacher’s College & elle enseigne aujourd’hui à la Jr. High School. (J’arrive plus à penser correctement). Je vais arrêter d’écrire. 
Ah oui, pour me libérer un instant de mes émotions: tu dois lire «Les Âmes mortes»; certains passages (dans lesquels Gogol exprime toute sa lucidité) me font beaucoup penser à toi. 
Je développerai plus tard (peut-être ?) mais pour l’instant je suis torché & heureux (après tout, je suis déjà libéré de Patricia grâce à la jeune vierge. Je ne connais pas son nom.) Sur les notes joyeuses du «Jumping at Mesners» de Les Young (que je suis en train d’écouter) je boucle pour le moment. 
À mon Frère 
Hauts les coeurs! 
Neal CASSADY 
P.S. J’ai oublié de préciser que les parents de Patricia vivent à Ozone Park & vu qu’elle s’appelle Lague, elle est canadienne française comme toi. Je t’écris vite, NEAL 
P.P.S. Lis cette lettre illisible comme une suite de pensées débridées, merci, N. 
P.P.P.S. Post, post, post-scriptum, continue à travailler dur, finis ton roman & trouve dans la solitude, via la connaissance, la force & non pas le désespoir. Au fait, je commence un roman aussi, «que tu le croies ou non ». Salut. 
P.P.P.P.S. Aux femmes!!! 
N.C.

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